Le domaine francoprovençal correspond à une aire linguistique dont les caractéristiques ont été définies et illustrées par les linguistes au fil du temps. En même temps, il est possible d'observer un ensemble de traits culturels propres, tantôt communs au monde gallo-roman, tantôt communs à d'autres secteurs alpins.
L'ethnologie et la littérature constituent deux portes d'entrée privilégiées dans cet univers culturel, la troisième étant le contact direct avec les populations et leurs ressentis relatifs au sentiment d'appartenance à un espace commun, matériel et immatériel.
L'ethnologie alpine
Les études ethnologiques concernant le domaine francoprovençal sont plutôt récentes.
En tant que science, l'ethnologie est née vers la moitié du XIXème siècle, lorsque marchands et explorateurs commençaient à faire parvenir en Europe des objets exotiques venant des colonies et à créer des collections. L'ethnologie naquit de l'exigence de donner un sens aux objets collectés, à raconter ces civilisations lointaines les ayant produits, afin de ne pas se borner à la pure et simple contemplation esthétique.
En outre, au cours du XIXème siècle, une tradition de folkloristes s'était développée notamment en terre germanique et britannique (mais il est important de signaler aussi des folkloristes français comme Emmanuel Cosquin et Paul Sébillot), en se penchant sur le patrimoine populaire oral, transportée par la vague romantique et notamment l'engouement pour les traditions populaires.
Le folklore national et l'ethnographie exotique préparent donc le terrain à l'étude scientifique des populations alpines, l'un en suggérant les thèmes, l'autre en offrant la méthode et l'épistémologie : dans les années précédant la première guerre mondiale et dans les années vingt, les premières enquêtes scientifiques voient le jour, suivies de près de quelques textes fondateurs.
Ethnographie, ethnologie, anthropologie : mise au point terminologique
« Le passage de l'ethnographie à l'ethnologie puis à l'anthropologie révèle à la fois un emboîtement apparemment technique voire théorique et un processus de généralisation et de comparaison de plus en plus ample. » (Jean Copans)
Ethnographie : description neutre et objective d'une population ou d'une pratique culturelle
Ethnologie : analyse systématique et comparative à partir des collectes ethnographiques
Anthropologie : réflexion sur le devenir des cultures
Les fondateurs de l'ethnologie alpine
Déjà avant de publier cette étude monumentale sur les rites de passage, il avait écrit deux monographies sur la Savoie et la Haute Savoie, ainsi que quelques articles publiés dans le Mercure de France avec des références à la Vallée d'Aoste (voir JM Privat). Van Gennep pousse ses investigations au-delà des frontières de l'Etat français et inclut la Vallée d'Aoste dans ses notations. Procédant par enquête et observation, il s'intéressa aux faits humains dans leur dynamisme ainsi qu'aux phénomènes de diffusion.
1912, Robert Hertz, La procession de Saint Besse à Cogne. Etude d'un culte alpestre
Une pratique recensée en Vallée d'Aoste est au centre de cette première monographie consacrée à un rite et à un culte chrétiens, la modernité de sa démarche est frappante. « S'inscrivant dans la perspective de l'Ecole française de sociologie qui fait du sacré le lieu de questionnement de l'énigme du social, la recherche conjugue étroitement exploration ethnographique de l'actuelle dévotion et reconstruction historique des diverses figures du saint qu'a produites la diffusion du culte, pour résoudre les difficultés qui surgissent à chaque tournant de l'enquête. » (G.Charuty, in Terrain n°24, 1995)
1922, Eugénie Goldstern, La Mémoire et l'oubli. L'odyssée de l' « étrangère » à Bessans
Sa monographie sur la commune mauriennaise de Bessans fait partie d'une œuvre de grand intérêt, entrant de plein droit dans une ethnologie européenne sensible aux phénomènes humains au-delà des cloisonnements artificiels créés par les frontières politiques. Dans ses manuscrits sur le Val d'Aoste (publiés posthumes), Eugénie Goldstern décrit l'architecture et autres formes de la culture matérielle.
Pour en savoir plus : Le Monde Alpin et Rhodanien, 2003, n°31
Les pionniers de l'ethnographie valdôtaine
Abbé Gorret, (1836-1907), prêtre, alpiniste, écrivain éclectique et original dont les ouvrages représentent l'apogée atteint par la littérature alpine valdôtaine (1878, Victor Emmanuel sur les Alpes). Dans son Guide Illustré de la Vallée d'Aoste, écrit en collaboration avec le baron Claude-Nicolas Bich, il nous livre en 1876 un riche répertoire de notations ethnographiques sur la Vallée d'Aoste.
Joseph Siméon Favre (1859 - 1900), peintre et ethnographe. Il a collecté environ 200 chansons populaires de la Vallée d'Aoste et des Alpes françaises, à la fin du XIXe siècle. 125 textes et 119 airs de sa collection ont été publiés en 1903 dans le livre de Julien Tiersot, Chansons populaires recueillies dans les Alpes françaises, Savoie et Dauphiné.
Jean-Jacques Christillin (1863 - 1915), ses Légendes et récits recueillis sur les bords du Lys, publiés à Aoste en 1901 constituent un recueil passionnant fruit de la plume d'un prêtre écrivain qui a su immortaliser un patrimoine oral du plus grand intérêt ethnologique.
Tancredi Tibaldi (1851-1916), historien et folkloriste. Dans ses Veillées valdôtaines illustrées (1912), il nous livre des spécimens de notre patrimoine légendaire, dans la droite ligne des études de folklore du XIXe siècle.
Jules Brocherel (1871 - 1954), photographe, ethnographe, il fonda en 1919 la revue valdôtaine Augusta Praetoria, destinée à demeurer longtemps parmi les publications les plus importantes de la Vallée d'Aoste.
Les musées et les grandes collectes
Les grands musées d'arts et traditions populaires se développent à la suite de l'engouement pour le folklore régional. Une conscience se développe autour de leur rôle dans la conservation des objets et des pratiques relatives. À cette époque les directeurs de musée comprennent l'enjeu de sortir d'une relation purement esthétique à l'objet comme c'était le cas des cabinets de curiosités du XVIIIe siècle : les premières grandes collectes sont ainsi lancées, accompagnées d'enquêtes auprès des populations locales.
La Vallée d'Aoste devient un terrain d'enquête au même titre que les autres régions alpines.
À partir de 1950, Les êtres fantastiques de Charles Joisten
Héritier spirituel de Van Gennep, Charles Joisten explore l'imaginaire collectif et le patrimoine légendaire populaire : son œuvre est le fruit de trente ans d'enquêtes de terrain, notamment en Dauphiné et Savoie. Il introduit la notion de récit-type pour analyser les éléments constitutifs du conte et pense à relier les récits recueillis à la réalité historique des sociétés qui les ont produits et transmis. Il est également le fondateur de la revue Le Monde alpin et rhodanien, en 1973.
Le changement social et culturel et la notion d'innovation
Arnold Niederer est le fondateur du Musée du Lötschental. Il a introduit dans l'ethnologie alpine les apports méthodologiques et épistémologiques de l'histoire et de la sociologie, dans une perspective comparatiste et interdisciplinaire qui le conduisit à décloisonner les traditions intellectuelles nationales dans une optique ethnologique européenne.
Les dialectologues et l'ethnologie
L'aire francoprovençale et notamment la Vallée d'Aoste reste liée à la tradition dialectologique qui a un impact décisif sur la culture locale, notamment sur l'émergence et sur le renforcement d'une conscience identitaire au niveau régional et sur les choix thématiques et épistémologiques des études qui verront le jour dans les décennies qui suivent.
Dans ses cours à l'Université de Neuchâtel, Ernest Schüle, membre fondateur du Centre d'Etudes francoprovençales, avec son épouse Rose-Claire Schüle, a également favorisé l'approche ethnologique. Son « intérêt passionné pour les mots, ainsi que pour les objets, les techniques et les coutumes qu'ils désignent", se reflète dans de nombreux articles du Glossaire de la Suisse Romande, ainsi que dans la traduction française de l'Atlas Suisse de Folklore.
Rose-Claire Schüle a consacré sa longue carrière d'ethnologue à la collecte de la mémoire orale. Les Vouivres dans le ciel de Nendaz: ethnographie du ciel et des étoiles, le temps, la terre, les plantes et les animaux réels et fabuleux est une œuvre monumentale qui réunit les récits fantastiques en les plaçant dans leur contexte ethnographique.
Dans le même sillage, le dialectologue Paul Zinsli a laissé de nombreux travaux, d'où l'ethnologie n'est jamais absente, notamment un manuel ethnographique sur les différents aspects de la vie des walsers sur tous les versants alpins.